Obstination
La cinquième fois qu'on lui plonge la tête dans la baignoire, Pierre
ne retient pas son souffle. Il ouvre la bouche. L'eau entre dans ses poumons. Il
perd connaissance et ses tortionnaires ne s’en aperçoivent pas immédiatement.
Il revient à lui dans une petite pièce vert clair pas très propre,
sur un lit de tubes à la peinture crème écaillée. La fenêtre est petite, proche
du plafond et armée de barreaux. La porte est équipée d'un judas. Pierre se dit: « Merde, je ne suis pas
mort. »
La clé tourne dans la serrure. Un jeune homme roux, en blouse
blanche, entre, accompagné d'un colosse en uniforme bleu marine.
- Je suis votre médecin, dit le rouquin. Comment vous sentez-vous?
La porte et la serrure claquent.
Pierre garde le silence.
Le médecin prend la plaquette métallique suspendue au pied du lit,
consulte ce qui est indiqué sur la feuille de papier.
- Tout va bien, dit-il. Vous êtes tiré d'affaire. Je dois tout de
même vous ausculter.
- Ne me touchez pas.
- C'est pour votre bien.
-Ne me touchez pas.
- Je dois le faire. C’est mon travail.
Le médecin approche. Pierre roule sur le côté, se laisse tomber au
pied du lit, sur un dallage froid et sale. La perfusion fixée au dos de sa main
gauche est arrachée ; le support bascule, la poche en plastique
transparent éclate sur le sol. Le colosse ramasse Pierre, le remet sur le lit
et l'immobilise pendant que le médecin fait son travail. Pierre parvient à
saisir un des doigts du rouquin et le retourne. Le médecin hurle. Le colosse tabasse.
Des gens entrent.
-Médecin des tortionnaires! crie Pierre de toutes ses forces,
inlassablement, malgré les coups, jusqu’au moment où il perd connaissance.
Plus tard – il fait nuit -
un homme en costume gris entre dans la cellule de Pierre. Trapu, ventripotent,
les cheveux gris coupés en brosse, il fait penser à un petit taureau. Il
s'assied sur une chaise en fer à la peinture crème rayée.
- Je m’appelle Jérôme Millerand, dit-il. Nous avons enquêté, et
quelqu'un a effectivement usurpé votre identité.
Pierre garde le silence.
- Nous sommes prêts à vous libérer.
Pas de réponse.
- Il y a une condition.
Pas de réaction.
- Vous devrez signer un engagement de confidentialité vous
interdisant de révéler ce qui est arrivé.
Pierre lève les yeux au ciel.
- Si vous n’acceptez pas, reprend Millerand, on laissera filer,
provisoirement, le type qui a volé votre identité et vous paierez pour lui. Ça
signifie d'autres interrogatoires, d'autres séances avec la baignoire. Ou pire.
- Mais je finirai par mourir.
- On peut faire durer. Et vous aurez avoué.
- Mais je finirai par vous échapper. Et vous n'aurez plus de
pouvoir. En tout cas sur moi.
- On s’est renseignés sur vous. Vous êtes un solitaire. Vous n’avez
pas d’amis. Vous ne voyez pas votre famille. Si vous disparaissez, des mois
s’écouleront avant qu’on vous recherche. Je vous offre une issue.
- Non. Vous vous offrez
une issue. Vous avez déconné, vous m'avez enlevé, détenu, interrogé, torturé
sans raison, et vous voulez que je
vous couvre. Pas question. Je ne signerai rien.
- Vous êtes stupide? Vous signez ce document et vous reprenez votre
vie comme avant.
- Comme avant? Après avoir été kidnappé et enfermé, cuisiné et
torturé par des crétins, dans un lieu dont j'ignore tout et pendant une période
que je ne peux même plus déterminer? Qu’est-ce qui sera comme avant ?
- C'était une erreur, je vous l'ai dit. On regrette. Nos services
vous présentent leurs excuses. Mais, si vous voulez sortir, vous devez signer
ce document.
- Pas question. J'étais libre et je reste libre.
Le petit taureau sourit.
- Même si vous racontiez cette histoire, personne ne vous croirait.
Sauf, peut-être, quelques journalistes sans légitimité.
- Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai envie de la
raconter ? C'est le principe que je n'accepte pas. Vous déconnez, vous
enfermez et torturez, puis vous demandez à votre victime de renoncer à une
partie de sa liberté pour vous couvrir ? Vous devriez avoir honte.
- C’est la procédure. Si vous refusez, on peut continuer de vous
détenir, comme si vous étiez la personne qui a usurpé votre identité. Ça sera
légal. Votre détention, en ce moment, est légale. Juge d’instruction
anti-terroriste, tribunal spécial. Mitard entre les auditions et les
comparutions.
– Aucune preuve.
– Plein de preuves, et même, selon toute vraisemblance, vos aveux.
Vous prendrez perpète, si vous ne vous suicidez pas avant.
Le petit taureau ouvre sa veste, dévoilant le pistolet qu’il porte à
la ceinture.
- Ah, vous avez l’autorisation de tuer, ironise Pierre. Comme James
Bond. Très bien. Allez-y. Qu’est-ce que vous attendez ?
- Vous êtes stupide, ou quoi ?
- Je l’ai toujours été.
Millerand se lève, fait quelques pas en direction de la porte,
revient, fourre les mains dans les poches de son pantalon, les sort, frotte son crâne, finit par changer de
registre.
– Pourquoi êtes-vous si obstiné ? Qu’est-ce qu’on vous a
fait ?
– Enlèvement, détention, torture…
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Qu’est-ce qu’on vous a fait
autrefois ?
– Si vous êtes si bien renseigné, vous le savez.
Le petit taureau se rassied.
– Très bien. Parlons.
– Vous venez de me menacer de mort et vous voudriez qu’on
parle ? Vous ne manquez pas d’air.
Millerand se lève d’un bond, saisit le devant de la chemise
d’hôpital de Pierre, tire et se penche.
– Écoute, connard, ton petit jeu marche pas avec moi. Tu signes ou
tu crèves. C’est clair ?
– Là vous êtes fidèle à vous-même.
Pendant les jours qui suivent, Pierre arrache sa perfusion, se bat
avec les infirmiers qui tentent de la remettre en place, refuse de boire
et de manger. Il perd plusieurs fois connaissance. On le place dans un hôpital
psychiatrique.
Une autre incarnation du petit taureau, un peu plus raffinée, lui
rend visite. Grand, imposant, cheveux gris coiffés en arrière. Elégance,
distinction et mépris.
- Je m’appelle Émile Coty,
dit cet homme. Je suis chargé de régler cette affaire et les plus hautes
autorités m’ont donné pleins pouvoirs. Combien voulez-vous?
- Pour quoi?
- Pour signer l’accord de confidentialité.
- Rien, dit Pierre. Je ne le signerai pas.
- Vous croupirez ici jusqu'à la fin de vos jours.
– Très bien.
– On peut s'arranger. Nous sommes prêts à aller jusqu’à une somme à
cinq chiffres.
- Peu importe le nombre de chiffres. C’est le principe qui compte. Vous
exigez, de ma part, un silence qui est une sorte d'absolution pour vous; et vous
voulez être sûrs de pouvoir me tomber
sur le paletot au cas où je déciderais de raconter ce que vous m’avez fait. Alors que
vous ne savez même pas si j’ai envie de le raconter. Vous m’avez pris ma liberté
sans raison objective et, maintenant, vous exigez de moi que je paie pour la recouvrer ?
Vous exigez de moi que je renonce à jamais à elle ?
– Ce n’est qu’une formalité.
– Combien de fois vous a-t-on enlevé ? Combien de fois vos
a-t-on détenu ? Combien de fois vous a-t-on plongé la tête dans une
baignoire pleine d’eau ? Quand les gens comme vous déconnent, ils ont
raison d’avoir déconné. Et les moyens d’assurer leurs arrières.
- Vous êtes une personne très perturbée.
- C'est juste.
- On peut imiter votre signature et vous remettre dans la rue.
- Pourquoi pas? Apparemment, vous pouvez tout.
– Vous ne me laissez pas le choix.
Le type distingué sort un pistolet de sous sa veste.
– Épargnez le visage, dit Pierre.
– Je fais ce que je veux.
La tête de Pierre explose.
Son corps est découpé en morceaux, jeté dans des poubelles puis
brûlé dans les incinérateurs qui chauffent la ville.
Mort et transformé en chaleur, Pierre est libre. Les fonctionnaires
aux faux noms de présidents, les crétins chargés de la torture, le médecin
roux, les infirmiers et les gros-bras en uniforme bleu-marine n’éprouvent ni regrets
ni remords. Ils poursuivent leur carrière et jouiront de leur retraite. Pierre
n’a pas été le seul accroc. Et, de toute façon, ce n’était pas leur faute.
C’était la sienne. Il n’y a pas de fumée sans feu.