lundi 17 juin 2013

Journal 2013




5 avril 2013

Le ministre chargé de la répression de la fraude fiscale – enfin, je crois, les attributions des ministres sont floues – était un fraudeur. Il avait un compte en Suisse – ou des comptes – qu’il a ensuite été transféré à Singapour. Comme par hasard, peu après les aveux de cet hypocrite – le mot est faible : comment pouvait-il vivre avec lui-même ? Schizophrène serait sans doute plus proche de la réalité ; personnalités multiples – on a soudain découvert des enquêtes sur les paradis fiscaux, comme pour l’absoudre.

Qui pourrait reprocher à l’ours de se goinfrer de miel quand il trouve un essaim ou au tamanoir de se faire une ventrée de fourmis quand il tombe sur une fourmilière ? La chair est faible.

Et le problème se déplace. Les vrais coupables sont les paradis fiscaux et on va lutter contre eux. On va voir ce qu’on va voir ! On va « moraliser » tout ça !

Poudre aux yeux ! Que deviendraient la finance, le capitalisme, sans les paradis fiscaux et la fraude fiscale, qu’on appelle désormais « évasion » fiscale, empruntant le terme à l’américain parce qu’il est un peu ce que le non-voyant est à l’aveugle. Miroir aux alouettes.

On ne peut pas « lutter » contre les paradis fiscaux, encore moins les éradiquer. Ils sont un élément indispensable du système et, j’oserai dire, une des expressions fondamentales de la nature humaine.

On ne « lutte » pas contre la nature. On ne fera pas disparaître les paradis fiscaux. Ce n’est l’intérêt de personne.

Sans doute l’ancien ministre aura-t-il perdu son poste, son prestige, son honneur. Mais il s’en fiche. Je doute qu’il soit possible de saisir son matelas planqué à Singapour. Et la justice, ici, est si lente et si clémente avec les puissants – le parquet demande un non-lieu pour l’ancien président dans l’affaire Bettencourt – qu’il n’a pas de souci à se faire. Un de ses amis le dit « dévasté », et la journaliste qui l’interviewait  semblait s’inquiéter d’un possible suicide.

Je peux rassurer tout le monde. Ce type est un prédateur. Il ne se suicidera pas.

Les journalistes se demandent maintenant – ou feignent de se demander – qui savait et quand. Ils connaissaient les obsessions sexuelles pitoyables de DSK, de même que les « amis » politiques de ce dernier. Les langues ne se sont déliées qu’après le scandale du Sofitel. Il me semble peu probable que les journalistes et les « amis » politiques de l’ancien ministre n’aient pas vu quel genre d’homme c’était. Tout le monde savait sans doute que ce ministre n’était pas net. Faire fortune grâce à une clinique de réimplantation de cheveux n’a pas grand-chose de moral. C’est l’exploitation de la vanité, ou de l’idiotie. Cet homme était visiblement un affairiste.  Un voyou.

Il est impossible de le prouver, mais tout le monde savait probablement, depuis de nombreuses années, que ce type n’était pas fiable. Mais il était utile, je suppose, pour conquérir le pouvoir.

Il y a, dans notre pays, comme une collusion entre les politiciens – on m’a, autrefois, interdit d’employer ce terme dans des traductions – et les journalistes. Tous ces gens font partie du même milieu et défendent les mêmes intérêts – même l’extrême gauche et l’extrême droite – : leurs intérêts.

Rien ne pourra être prouvé. Tout le monde, tout d’un coup, a peur que le peuple – comme ils disent, et ce n’est pas innocent ; je préfère la population – considère que tous les politiciens sont pourris. Les sous-entendus sont le boulangisme, le fascisme, le nazisme,  comme si la population était stupide. Elle sait très bien, cette population, depuis la nuit des temps, que la pourriture – la lutte pour le pouvoir – est la nature de la politique. Et fait partie de la nature humaine. Enfin, de la nature de certains êtres humains.

Le problème n’est pas la moralisation de la politique ou de la finance, c’est l’impossibilité de mettre en place des contre-pouvoirs.

8 avril 2013
Depuis des semaines, les opposants au mariage gay organisent des manifestations – la dernière a dégénéré – et, depuis quelque temps, se livrent à des opérations plus ou moins commando devant le siège d’une chaîne de télévision, le Sénat, le domicile d’une ministre.
Je me demande : que veulent ces fous furieux ? Pourquoi veulent-ils priver autrui d’un droit qui ne les concerne pas et qu’ils n’auront jamais l’occasion d’exercer ? Leurs arguments, si j’ai bien compris, reposent sur la nature – un homme une femme, des têtes blondes – et sur la famille.
L’homosexualité existe depuis la nuit des temps et il me semble que toutes les sociétés l’ont gérée, à leur façon. Quant à la famille hétérosexuelle avec têtes blondes c’est, selon mon expérience – et pas seulement, les cas d’enfants maltraités ou tués sont nombreux  – une zone de non-droit où les passions, les obsessions, l’injustice, peuvent s’exercer en toute impunité. Rien à voir avec l’image idéale de l’idéologie dominante. Je suppose cependant qu’il y a de « bonnes » familles et j’imagine qu’il y a – ou aura – de « mauvaises » familles homosexuelles.
Mais je ne vois toujours pas de quoi cette loi pourrait priver ceux qui s’opposent à elle, ni ce qui justifie toute cette haine.
Sauf, peut-être, la joie de se sentir parfait et d’exercer un pouvoir. Mais combien de gouines et de pédés parmi eux ? Combien de pères et de mères incestueux dans le secret des appartements ou des pavillons ?  Combien d’enfants maltraités ?
Ces manifestants sont, après tout, des êtres humains ordinaires, pas plus parfaits que vous et moi.
Le mariage gay est, à mon sens, un prétexte. Réaction, populisme, droite. Il serait sûrement instructif de découvrir quelles organisations financent ce mouvement.
Mais la question fondamentale reste : pourquoi priver autrui d’un droit alors qu’on n’est soi-même pas concerné ?

27 avril 2013
A Game of Thrones. Au fond, cette heroic fantasy est une bonne métaphore ou parabole. La SF aussi. Et les histoires d’animaux. On ne peut plus rien dire sur notre monde. Tout est verrouillé. La stupidité, la cruauté, un égoïsme monstrueux règnent en maîtres. Il n’y a pas beaucoup de différence entre les seigneurs du moyen-âge et les milliardaires d’aujourd’hui qui, avec leurs armées de comptables, avocats, traders et autres esclaves, se font la guerre, trichent et deviennent de plus en plus riche alors que les gens ordinaires s’appauvrissent. J’ai toujours pensé que le tiers-monde était l’Eldorado du capitalisme. Comme l’asservissement et la misère de l’immense majorité étaient les fondements de la société féodale. Aujourd’hui, les fiefs sont mondialisés. L’argent et les investissements peuvent circuler librement, mais pas les gens. Et, comme autrefois, les riches contrôlent tout.
C’est une bonne parabole, une bonne façon de parler de notre monde, qui ne cesse de régresser vers la sauvagerie. Mais la sauvagerie a peut-être toujours été la règle et la « civilisation » n’a peut-être toujours été qu’une illusion.

17 juin 2013


Lu A simple Act of Violence de R. J. Ellory. À Washington, un meurtrier en série a tué quatre femmes. Il apparaît que l’identité des victimes est fausse. Le détective chargé de l’enquête, Miller, homme intelligent, dépressif, plombé par une mise en cause récente dans la mort d’un maquereau, finit par s’apercevoir qu’il est manipulé par le coupable probable des meurtres. Progressivement, se dévoile une conspiration monstrueuse de la CIA qui, depuis l’affaire bien connue de l’aide apporté par les États-Unis aux contras du Nicaragua, n’aurait jamais cessé de se financer grâce au trafic de cocaïne.

Le récit met en parallèle l’enquête de Miller et un récit à la première personne où l’homme qui conduit le détective sur la piste du véritable motif des meurtres relate son entrée à la CIA, ses activités de tueur au service de son pays et l’histoire d’amour qui l’a lié, pendant de nombreuses années, à la dernière victime. Au fil de l’histoire, on en vient à conclure que ces deux personnages sont les deux faces d’une même pièce. Ce sont des hommes tristes, solitaires, sans illusions sur la nature humaine mais animés par un fort désir de justice.

Cependant on ne peut éviter de voir, dans cet ouvrage, une illustration de la théorie du complot : un petit groupe de personnes convaincues de détenir la vérité gouvernerait le monde et ne reculerait devant rien pour conserver son pouvoir et parvenir à ses fins. À mon avis, la réalité est beaucoup plus absurde : les jeux de pouvoir entre les institutions et les personnes provoquent des réactions en chaîne aboutissant aux horreurs rapportées quotidiennement pas les médias. Ellory voudrait que ces dernières aient un sens. Elles n’en ont pas.

19 juin 2013
Les populations et les entreprises, notamment multinationales, ne sont pas égaux sur le plan juridique. Les capitaux et les bénéfices circulent librement sur toute la planète tandis que les personnes demeurent prisonnières des frontières des états-nations, donc de gouvernements sans réel pouvoir sur ce qui est devenu l’essentiel : l’économie. Même démocratiquement élus, ces gouvernements ne pèsent pas lourd face à la puissance de sociétés multinationales dont le fonctionnement n’a rien de démocratique.

16 octobre 2013
Au dos de mon paquet de cigarettes, à côté d’une photo d’une jeune femme (blonde) derrière une poussette vide : Fumer peut (en blanc) nuire aux spermatozoïdes (en rouge) et (en blanc) réduit la fertilité (en rouge).


Pour que l’énoncé soit cohérent, on devrait avoir soit :

1. Fumer peut nuire aux spermatozoïdes et réduire la fertilité.

2. Fumer nuit aux spermatozoïdes et réduit la fertilité.

Tel qu’il est, cet énoncé est contradictoire. Si fumer peut nuire aux spermatozoïdes (nuire aux spermatozoïdes semble une idée un peu ridicule) il est aussi possible que ça ne leur nuise pas. De ce fait, dans le cas où ça ne leur nuirait pas, ça ne pourrait pas réduire la fertilité. Donc, il est possible, si on s’en tient à la première partie de la proposition, que fumer ne réduise pas la fertilité. Pourtant, c’est ce qu’affirme la deuxième partie de la proposition.

Mais la photo représente une femme avec une poussette vide. Fumer serait-il sans effet sur les ovaires ? Après tout, c’est une femme derrière cette poussette.

Fumer peut nuire aux ovaires et réduit la fertilité. Le tabac serait-il sans effet sur les ovaires ?

La pauvreté, l’inconsistance – pour ne pas dire l’incohérence – de cette propagande, me rappelle une publicité pour une Audi qui avait le plus faible coefficient de pénétration dans l’air. Si mes souvenirs sont bons.

 
 4 novembre 2013
Dans une série américaine, un chef d’entreprise souscrivait des assurances-vie sur la tête de ses employés, qu’il faisait ensuite tuer quand il devait boucher des trous dans sa comptabilité (Les experts, Miami). Ça me semble ridicule. Si un patron – ou qui que ce soit – voulait me faire signer un contrat d’assurance-vie dont il serait le bénéficiaire – et dont il paierait les primes – je m’inquiéterais.
L’intention est sans doute la mise en cause du cynisme capitaliste, mais la mise en œuvre est plutôt tirée par les cheveux, et probablement pas par hasard.
Ça ne tient pas la route. Les capitalistes sont cyniques, mais pas stupides. Leurs véritables ravages sont tout autres : exploitation, chômage, misère. Évidemment, ça ne peut pas apparaître dans une série américaine. Alors on invente des complots invraisemblables.
Ainsi, les producteurs, tout en étant des capitalistes surfant sur le côté glamour de Miami – les femmes en bikini, les fêtes –se donnent bonne conscience. Mais ça ne marche pas.
Ça signifierait que n’importe qui pourrait prendre une assurance-vie sur ma tête, puis me tuer pour toucher la prime. Ou, alors, les employés, au moment de leur embauche, sont-ils tellement désespérés qu’ils acceptent, au travers de cette assurance-vie, de remettre leur vie entre les mains de leur patron ? Ça me semble ridicule. Face à une telle proposition, je me sentirais aussitôt menacé et cette intrigue – si ce mot n’est pas lui faire trop d’honneur – vise à cacher l’essentiel.
L’idéal du capitalisme, c’est le tiers-monde : quelques personnes immensément riches, une classe moyenne réduite au strict minimum et corrompue, une main d’œuvre misérable et sans droits, la libre circulation de l’argent, mais pas celles des êtres humains.
L’argent ne connaît pas les frontières, mais les gens si. On expulse – expulsare : pousser dehors – des gamins et des gamines, mais les milliards de dollars – et les gens qui les possèdent – se promènent tranquillement.
Tel est le credo du capitalisme triomphant : les riches ont tous les droits, les asservis en ont quelques-uns et les autres n’en ont aucun.
Cet épisode des experts diabolise une personne – un capitaliste – d’une façon totalement invraisemblable et, de ce fait, dédouane le bataillon, l’armée, des exploiteurs. 

dimanche 16 juin 2013

Suicide


Suicide

 

Presque tous les matins, à son réveil, depuis vingt ans, Marc rêvait qu’il s’enfonçait un couteau dans le cœur. C’était un couteau précis : lame en acier non poli formant un angle de cent quatre-vingt-dix degrés avec un manche en pin brut. Il avait acheté ce couteau, avec sa deuxième épouse, chez Ikea. Pour la cuisine.

Dans La vallée des roses, la concubine creuse dans sa poitrine avec un peigne en jade pour atteindre le cœur mettre un terme à la souffrance.

Combien de Romains se sont laissé tomber sur leur glaive pour échapper au déshonneur ou à la souffrance ?

Marc imaginait qu’il pourrait s’asseoir dans son bac de douche et plonger un couteau de cuisine dans son cœur. Lame polie et manche en plastique, imitation de couteau japonais, acheté aussi chez Ikea. Dans le bac de douche, il ne salirait pas l’appartement. Mais il n’avait plus ni famille ni amis. Le temps que l’odeur attire l’attention – et, naturellement, le défaut du paiement du loyer – il serait une sorte de masse informe et puante susceptible de traumatiser un jeune pompier innocent.

Il fallait trouver une autre méthode.

Souvent, il avait rêvé qu’il emplissait les poches de ses vêtements de cailloux et se jetait à l’eau. Ça se passait au bord de la Seine, face à la centrale électrique de Porcheville. C’était un bel endroit. Mais, quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres en aval, quelqu’un trouverait son corps gonflé, bouffi, et n’oublierait jamais.

Le problème, quand on envisage de se suicider, c’est : qu’est-ce qu’on fait à la personne qui trouvera le corps ?

Donc, après mûre réflexion, Marc décide de prendre un ferry de nuit pour l’Angleterre. Au milieu de la traversée, il sautera dans la Manche. Même pas besoin de se lester. Le navire ne pourra pas s’arrêter à temps et personne ne retrouvera son corps.

Les poissons, les crustacés, toutes sortes de créatures dévoreront sa chair et il participera ainsi au cycle de la nature sans avoir infligé à quiconque le spectacle de son cadavre.

mercredi 12 juin 2013

Expérience



EXPÉRIENCE

 

Voyant qu’il serait en retard pour sa dernière livraison de la journée, Oscar Crétin téléphone à Bertrand, le responsable. De la musique et des conversations couvrent les propos de son correspondant, qui répète d’une voix forte :

– Prenez votre temps. On fait une petite fête. Si je ne suis pas à la réception, suivez le bruit.

Crétin donne un délai approximatif.

À son arrivée, un monstre noir sorti tout droit du Seigneur des Anneaux, l’attend devant la porte.

– Pas de panique, dit l’orque, qui ôte son masque, dévoilant le visage rond d’un jeune homme avec une barbe de trois jours. Je suis Bertrand. Je vous aide à décharger ?

Pendant qu’ils transbahutent les cartons de foie gras bulgare, de confit de canard roumain et de chocolats théoriquement belges de la camionnette jusqu’à un charriot sur roulettes, Bertrand explique que la société fête la sortie de son nouveau jeu en ligne, Cities of Darkness, aventure palpitante, à mi-chemin de la science-fiction et de l’heroïc-fantasy, située dans un monde post-apocalyptique.

Après avoir vérifié la livraison et signé le bon, Bertrand propose à Oscar de boire un verre avec « la bande ».

– Je ne peux pas. Je conduis.

– C’est juste.

Apparaît alors une mince jeune fille aux cheveux blancs et raides, au visage d’une pâleur de cadavre. Elle porte une longue robe translucide dévoilant des dessous violets.

– Qu’est-ce que tu fabriques ici, Bertrand ? demande-t-elle. On te cherche partout. C’est l’heure du discours de Luidgi.

– La livraison, répond l’orque démasqué en montrant le charriot.

Il se tourne vers Oscar et ajoute :

– C’est Aurore, notre reine des elfes.

– J’étais en retard, s’excuse Crétin. Désolé. Il faut que j’y aille. Merci pour votre accueil.

La jeune femme diaphane lui adresse un large sourire. Ses yeux bleus expriment la tendresse et la compassion. Oscar pourrait se perdre dans ce regard.

– Bonsoir, marmonne-t-il.

Il regagne sa camionnette. Des jeunes qui s’amusent, pense-t-il. Qu’est devenue mon insouciance ?

 

La nuit n’est pas tombée quand Crétin rentre chez lui, ce soir de mai, après sa journée de chauffeur-livreur pour une société de produits alimentaires faussement luxueux destinés aux comités d’entreprise. Il fait doux. En ouvrant la fenêtre du séjour, il voit sur son bureau, près de son ordinateur, une pierre noire plate qui lui rappelle les galets de basalte tapissant le lit d’un ruisseau du Pays de Galles, autrefois. Il en avait rapporté deux, il s’en souvient. Mais il ne les a plus, il en est presque sûr. De toute façon, ils se rattachent au souvenir d’un échec et il n’en aurait pas placé un sur son bureau.

Perplexe, il se penche sur la pierre, qui émet soudain une lueur bleue et ronronne d’une voix androgyne :

– Bonsoir, Oscar. Nous avons pensé que cette apparence anodine…

Crétin se redresse, panique, recule et se dit qu’il perd la tête. Une brume rose l’enveloppe et il se sent aussitôt calme, apaisé. La brume l’entraîne jusqu’à son canapé et le fait asseoir.

– Ceci n’est pas le fruit de ton imagination, reprend le galet. Tu ne deviens pas fou. C’est la réalité. Comme je disais, il nous a semblé que cette apparence anodine était propre à minimiser ta réaction. Cependant, je peux prendre n’importe quel aspect : jolie fille, vieux sage, animal, meuble, personnage historique, acteur ou actrice vivants ou disparus, créatures imaginaire…

L’agressivité de Crétin prend le dessus.

– Et me foutre la paix, tu peux ?

Le galet traverse la pièce puis, aussi léger qu’une plume, se pose sur la table basse, devant Crétin.

– Impossible, dit-il. Tu as été désigné. Je suis chargé d’expliquer. Je sais que tu apprécies Meryl Streep. Aimerais-tu que je prenne son apparence ?

– Non. Reste pierre.

– Ce serait plus facile pour toi si j’étais un être vivant.

– Bousier ? Limace ? Couleuvre ? Ver de terre ?

– Un mammifère serait préférable. Cependant, je conseille un personnage historique. Ce serait bon pour ton ego.

– Hitler ? Franco ? Staline ? Salazar ? Pinochet ? Idi Amin ? Bokassa ? Mao ?

– Je pensais à des personnalités plus positives. Gandhi, Mandela, Martin Luther King, Jaurès, Mendes-France.

– Pour moi, tous ces types, c’est du pareil au même. Reste galet de basalte du ruisseau du Pays de Galles. Ça me convient très bien. Ça ne t’empêche manifestement pas de parler. Maintenant fais disparaître cette brume qui me paralyse. Je voudrais aller chercher une bière. Après une journée de travail, j’ai droit à une bière.

– Et tu m’écouteras ?

– Promis.

Le brouillard rose se dissipe, mais pas la lueur bleue émanant du galet noir. Oscar se lève, gagne la cuisine, prend une cannette dans le frigo. Il aperçoit, par la fenêtre, les immeubles semblables au sien de de sa cité. Il boit une gorgée de bière, retourne s’asseoir sur le canapé.

– Je t’écoute, dit-il au galet.

– Très bien. L’espèce à laquelle j’appartiens habite cette galaxie depuis sept millions d’années, au moins. Tu ne peux pas imaginer l’étendue de notre savoir, la puissance de notre technologie… Nous sommes des êtres d’éther, mais ça n’a pas toujours été le cas. Dans un passé très reculé, nous avons été des individus de chair et nous savons que la tolérance, la bienveillance, la coopération entre les individus et les peuples, la spiritualité, ont amorcé le passage du physique au non-physique. Cependant nous ignorons comment… et nous ne connaissons pas les étapes de cette transformation. Nous savons seulement qu’elle a duré environ quarante mille ans à partir de l’apparition d’êtres possédant l’intelligence indispensable.

« Une expérience a été autorisée. Sur cette planète, que vous appelez Terre, le patrimoine génétique d’une espèce relativement évoluée a été modifié en vue de favoriser l’apparition des qualités et aptitudes jugées nécessaires. Au début, tout a bien marché. La planète est vaste et il y avait de la place pour tout le monde. Puis vous vous êtes multipliés plus vite que prévu et la violence a fait son apparition, mais nous ne nous sommes pas inquiétés. C’était un passage obligé. Nous avons simplement tenté d’inverser la tendance. Nous choisissions une personne que nous chargions de répandre la bonne parole. Mais il semble que vous ayez la barbarie chevillée au corps. Vous transformez les meilleures intentions en bonnes raisons de vous entretuer. Sans parler, depuis deux siècles, de la destruction de votre environnement. »

La pierre se tait, comme si elle attendait une réaction.

– Vous êtes peut-être parti sur de mauvaises bases, finit par hasarder Oscar.

– On y a pensé, évidemment. Tous les calculs et tous les préparatifs ont été systématiquement réexaminés. Aucune erreur n’a été constatée. Nous avons donc conclu qu’un paramètre nous échappait, mais impossible de déterminer lequel. En conséquence, la destruction de votre espèce a été programmée. Votre agressivité semble en effet incurable et il est très peu probable que vous parveniez à passer du physique au non-physique. Cependant, le groupe auquel j’appartiens a obtenu un sursis, le temps d’une dernière tentative. Nous pensons qu’avec ta collaboration, ton aide, l’expérience peut encore réussir.

– C’est ridicule. Je ne suis rien, personne.

– Tu as eu des problèmes, on le sait, évidemment, mais tu n’en étais pas responsable et c’est justement pour ça qu’on t’a choisi. Tu étais entouré de prédateurs et de lâches, pourtant tu n’es devenu ni l’un ni l’autre. Tu as su rester toi-même.

– La flatterie ne te conduira nulle part. Si tu me connais aussi bien que tu le prétends, tu devrais le savoir.

– Tu es la dernière chance de l’humanité. Écoute, j’en ai assez d’être une pierre. Je vais devenir un chat. J’aime bien ces animaux. Tu n’es pas allergique ?

– Euh, non.

– Siamois, abyssin, chartreux, sacré de Birmanie, angora, persan ? Il paraît que les persans sont très doux.

Crétin hausse les épaules.

– Gouttière ordinaire.

L’animal qui apparaît est tigré noir et fauve. Il a de grands yeux ronds et verts dans un visage triangulaire très fin. Assis sur la table basse, sa queue couvrant ses pattes, il considère son environnement.

– C’est plus sympathique à travers des yeux organiques, constate-t-il. Bien, reprenons.

– D’abord quelques questions ? coupe Crétin.

– Soit.

Le chat s’assied.

– Quelle était votre aspect, à l’origine ?

– Il est généralement admis qu’on vous ressemblait, mais nous n’avons plus d’aspect. Pour tenter une analogie à ta portée, nous sommes une sorte de programme capable d’utiliser les ressources de toutes les matières et énergies existantes.

– Il faut bien un support.

– Au niveau atomique, subatomique. Quantique.

– Donc tu es matériel. Infinitésimal, mais matériel.

– À ce stade, ça ne compte plus.

– Admettons. Où vivez-vous ?

– Au départ, on habitait une autre galaxie. Aujourd’hui, nos systèmes se trouvent plus près que celui-ci du centre de la Voie Lactée.

– Ça représente des milliers d’années-lumière. Comment faites-vous pour parcourir de telles distances ? Vous flottez pendant des siècles entre les étoiles ?

– Non. Mais je ne peux pas te donner d’explication à ta portée. Disons simplement que nous sommes capables de fusionner l’espace et le temps.

– Combien êtes-vous ?

– Environ 350 milliards.

– Et à quoi occupez-vous vos journées quand vous ne faites pas des expériences sur les êtres humains ? Comment vivez-vous ?

– C’est trop étranger à tes cadres de référence. Même si je te le montrais, tu ne comprendrais pas. On peut revenir à nos moutons ?

– Une dernière question : Tu as un nom ?

– On a un numéro. C’est plus pratique.

– Et votre système politique ?

Le chat soupire.

– Rien à voir avec la pagaille qui règne ici. En fait, nous avons dépassé ce stade.

– Mais tu as eu besoin de convaincre une ou plusieurs… personnes immatérielles d’accorder un sursis à notre monde. Donc il y a forcément, chez vous aussi, des relations de pouvoir. De la politique. Vous n’êtes pas plus de purs esprits que nous. Vous êtes simplement plus puissants.

Le chat se lève, fait quelques pas, secoue la tête.

– Je leur ai dit et répété que tu étais le mauvais choix. Tu es inculte, entêté, et tu as mauvais esprit. Mais les simulations t’ont désigné et c’était toi ou la destruction immédiate de l’humanité. Personnellement, je voulais refaire le coup de Jésus. C’était plus sûr.

– C’est vrai que ça a bien marché, ironise Crétin. Plein de crimes ont été commis en son nom au fil des siècles.

– C’est pourquoi, dit le chat, une autre stratégie a été décidée. Les réactions suscitées par la religion sont trop imprévisibles. On va faire de toi un philosophe et penseur de renommée planétaire. Tu répandras des idées pacifistes et non-violentes. Tu chanteras les louanges de la tolérance, du respect de l’autre, de la coopération entre les personnes, les nations et les civilisations. Tu feras la promotion de l’honnêteté, de la justice. Tu inciteras tes semblables à préférer la paix intérieure à l’appât du gain. Nous t’aiderons, enfin je t’aiderai. Tu en profiteras, bien entendu. Tu bénéficieras d’une notoriété et d’un statut social dépassant toutes tes espérances actuelles mais, pour réussir à sauver l’humanité, tu devras garder la tête sur les épaules.

– Trouve quelqu’un d’autre, dit Crétin.

– C’est toi qui est le mieux à même de réussir, c’est toi as été désigné.

– Je m’en fiche. Je ne veux pas. Et, de toute façon, tout ça est un rêve, ou un cauchemar. Quelle entité sensée confierait le destin du monde à un chauffeur-livreur ? C’est grotesque.

– Parce que tu possèdes des aptitudes dont tu n’as pas conscience.

– Quelle blague !

– C’est la réalité.

– À quoi bon  sauver l’humanité, s’emporte Crétin. Sauver les affameurs, les exploiteurs, les assassins, les génocidaires ? Les obsédés du pouvoir et de la domination ? En plus, si tes potes détruisent tout le monde, les victimes comme les bourreaux, ils seront bien pires que le plus détestable des êtres humains. Vous nous considérez, toi et les tiens, comme des rats de laboratoire. Votre expérience a raté ? Allez jusqu’au bout de votre démarche et détruisez-nous ou laissez-nous nous autodétruire. Vous pourrez toujours recommencer plus tard avec d’autres rats. Trouvez quelqu’un d’autre.

– Tu seras responsable de la disparition de ton espèce.

– Non, vous en serez responsables. Vous ne me ferez pas porter le chapeau.  En plus, même les grands méchants ont des bons côtés. Personne n’est entièrement mauvais.

– C’est justement pour ça que tu as été choisi. Tu vois que rien n’est univoque.

– Comme tout le monde.

– C’est ce que tu crois, mais tu te trompes. Les gens comme toi sont rares.

– Je t’ai déjà dit que la flatterie ne te conduirait nulle part.

– Je peux t’obliger à accepter.

– Vas-y. C’est ta responsabilité.

 

Crétin ouvre les yeux. Le plafond est très proche, blanc cassé et flou. Le visage d’un très jeune homme aux yeux gris, aux cheveux blonds très courts, apparaît dans son champ visuel.

– Ça va, monsieur ?

– Où suis-je ?

– Dans l’ambulance. On va partir pour l’hôpital. Je m’appelle David.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Vous avez perdu connaissance pendant qu’on vous extrayait de votre véhicule. Vous vous souvenez de l’accident ?

– Quel accident ?

– De quoi vous rappelez-vous ?

– J’ai livré des cartons à un monstre et une elfe, puis j’ai pris la route pour rentrer.

– Vous longiez l’aérodrome ?

– Quel aérodrome ?

– Celui de Persan. Un avion de tourisme à court de carburant a tenté un atterrissage d’urgence. Ses roues ont percuté votre camionnette, qui a fait plusieurs tonneaux. D’autres usagers de la route nous ont avertis. Vous étiez conscient à notre arrivée, mais, comme je l’ai dit, vous avez perdu connaissance pendant qu’on vous sortait de votre camionnette.

– Je n’ai plus de jambes ?

– Tout va bien, dit David. Votre ceinture vous a sauvé la vie. Les portières étaient bloquées et le pavillon enfoncé. Vous avez une entaille au front et une grosse bosse sur la partie droite du crâne, mais c’est apparemment tout. On va vous conduire à l’hôpital et faire des examens.

– Et les gens de l’avion ?

– Malheureusement…

– Ils y seraient arrivés si je n’étais pas passé ?

– Non. Le bout de la piste est à plus d’un kilomètre. D’après mes informations, ils  avaient décollé sans s’être assurés d’avoir assez de carburant en cas d’imprévu. Vous n’y êtes pour rien. Calmez-vous. Vous avez mal ?

– À la tête.

– Vous voulez un analgésique ?

– Non, merci, c’est supportable. Combien de temps suis-je resté sans connaissance ?

– Quelques minutes. Dix, tout au plus.

– J’ai fait un rêve bizarre.

– Ça arrive. Vous n’êtes pas gravement blessé et on va s’occuper de vous. Détendez-vous, laissez-nous faire.

Crétin ferme les yeux. L’ambulance démarre.