mercredi 12 juin 2013

Expérience



EXPÉRIENCE

 

Voyant qu’il serait en retard pour sa dernière livraison de la journée, Oscar Crétin téléphone à Bertrand, le responsable. De la musique et des conversations couvrent les propos de son correspondant, qui répète d’une voix forte :

– Prenez votre temps. On fait une petite fête. Si je ne suis pas à la réception, suivez le bruit.

Crétin donne un délai approximatif.

À son arrivée, un monstre noir sorti tout droit du Seigneur des Anneaux, l’attend devant la porte.

– Pas de panique, dit l’orque, qui ôte son masque, dévoilant le visage rond d’un jeune homme avec une barbe de trois jours. Je suis Bertrand. Je vous aide à décharger ?

Pendant qu’ils transbahutent les cartons de foie gras bulgare, de confit de canard roumain et de chocolats théoriquement belges de la camionnette jusqu’à un charriot sur roulettes, Bertrand explique que la société fête la sortie de son nouveau jeu en ligne, Cities of Darkness, aventure palpitante, à mi-chemin de la science-fiction et de l’heroïc-fantasy, située dans un monde post-apocalyptique.

Après avoir vérifié la livraison et signé le bon, Bertrand propose à Oscar de boire un verre avec « la bande ».

– Je ne peux pas. Je conduis.

– C’est juste.

Apparaît alors une mince jeune fille aux cheveux blancs et raides, au visage d’une pâleur de cadavre. Elle porte une longue robe translucide dévoilant des dessous violets.

– Qu’est-ce que tu fabriques ici, Bertrand ? demande-t-elle. On te cherche partout. C’est l’heure du discours de Luidgi.

– La livraison, répond l’orque démasqué en montrant le charriot.

Il se tourne vers Oscar et ajoute :

– C’est Aurore, notre reine des elfes.

– J’étais en retard, s’excuse Crétin. Désolé. Il faut que j’y aille. Merci pour votre accueil.

La jeune femme diaphane lui adresse un large sourire. Ses yeux bleus expriment la tendresse et la compassion. Oscar pourrait se perdre dans ce regard.

– Bonsoir, marmonne-t-il.

Il regagne sa camionnette. Des jeunes qui s’amusent, pense-t-il. Qu’est devenue mon insouciance ?

 

La nuit n’est pas tombée quand Crétin rentre chez lui, ce soir de mai, après sa journée de chauffeur-livreur pour une société de produits alimentaires faussement luxueux destinés aux comités d’entreprise. Il fait doux. En ouvrant la fenêtre du séjour, il voit sur son bureau, près de son ordinateur, une pierre noire plate qui lui rappelle les galets de basalte tapissant le lit d’un ruisseau du Pays de Galles, autrefois. Il en avait rapporté deux, il s’en souvient. Mais il ne les a plus, il en est presque sûr. De toute façon, ils se rattachent au souvenir d’un échec et il n’en aurait pas placé un sur son bureau.

Perplexe, il se penche sur la pierre, qui émet soudain une lueur bleue et ronronne d’une voix androgyne :

– Bonsoir, Oscar. Nous avons pensé que cette apparence anodine…

Crétin se redresse, panique, recule et se dit qu’il perd la tête. Une brume rose l’enveloppe et il se sent aussitôt calme, apaisé. La brume l’entraîne jusqu’à son canapé et le fait asseoir.

– Ceci n’est pas le fruit de ton imagination, reprend le galet. Tu ne deviens pas fou. C’est la réalité. Comme je disais, il nous a semblé que cette apparence anodine était propre à minimiser ta réaction. Cependant, je peux prendre n’importe quel aspect : jolie fille, vieux sage, animal, meuble, personnage historique, acteur ou actrice vivants ou disparus, créatures imaginaire…

L’agressivité de Crétin prend le dessus.

– Et me foutre la paix, tu peux ?

Le galet traverse la pièce puis, aussi léger qu’une plume, se pose sur la table basse, devant Crétin.

– Impossible, dit-il. Tu as été désigné. Je suis chargé d’expliquer. Je sais que tu apprécies Meryl Streep. Aimerais-tu que je prenne son apparence ?

– Non. Reste pierre.

– Ce serait plus facile pour toi si j’étais un être vivant.

– Bousier ? Limace ? Couleuvre ? Ver de terre ?

– Un mammifère serait préférable. Cependant, je conseille un personnage historique. Ce serait bon pour ton ego.

– Hitler ? Franco ? Staline ? Salazar ? Pinochet ? Idi Amin ? Bokassa ? Mao ?

– Je pensais à des personnalités plus positives. Gandhi, Mandela, Martin Luther King, Jaurès, Mendes-France.

– Pour moi, tous ces types, c’est du pareil au même. Reste galet de basalte du ruisseau du Pays de Galles. Ça me convient très bien. Ça ne t’empêche manifestement pas de parler. Maintenant fais disparaître cette brume qui me paralyse. Je voudrais aller chercher une bière. Après une journée de travail, j’ai droit à une bière.

– Et tu m’écouteras ?

– Promis.

Le brouillard rose se dissipe, mais pas la lueur bleue émanant du galet noir. Oscar se lève, gagne la cuisine, prend une cannette dans le frigo. Il aperçoit, par la fenêtre, les immeubles semblables au sien de de sa cité. Il boit une gorgée de bière, retourne s’asseoir sur le canapé.

– Je t’écoute, dit-il au galet.

– Très bien. L’espèce à laquelle j’appartiens habite cette galaxie depuis sept millions d’années, au moins. Tu ne peux pas imaginer l’étendue de notre savoir, la puissance de notre technologie… Nous sommes des êtres d’éther, mais ça n’a pas toujours été le cas. Dans un passé très reculé, nous avons été des individus de chair et nous savons que la tolérance, la bienveillance, la coopération entre les individus et les peuples, la spiritualité, ont amorcé le passage du physique au non-physique. Cependant nous ignorons comment… et nous ne connaissons pas les étapes de cette transformation. Nous savons seulement qu’elle a duré environ quarante mille ans à partir de l’apparition d’êtres possédant l’intelligence indispensable.

« Une expérience a été autorisée. Sur cette planète, que vous appelez Terre, le patrimoine génétique d’une espèce relativement évoluée a été modifié en vue de favoriser l’apparition des qualités et aptitudes jugées nécessaires. Au début, tout a bien marché. La planète est vaste et il y avait de la place pour tout le monde. Puis vous vous êtes multipliés plus vite que prévu et la violence a fait son apparition, mais nous ne nous sommes pas inquiétés. C’était un passage obligé. Nous avons simplement tenté d’inverser la tendance. Nous choisissions une personne que nous chargions de répandre la bonne parole. Mais il semble que vous ayez la barbarie chevillée au corps. Vous transformez les meilleures intentions en bonnes raisons de vous entretuer. Sans parler, depuis deux siècles, de la destruction de votre environnement. »

La pierre se tait, comme si elle attendait une réaction.

– Vous êtes peut-être parti sur de mauvaises bases, finit par hasarder Oscar.

– On y a pensé, évidemment. Tous les calculs et tous les préparatifs ont été systématiquement réexaminés. Aucune erreur n’a été constatée. Nous avons donc conclu qu’un paramètre nous échappait, mais impossible de déterminer lequel. En conséquence, la destruction de votre espèce a été programmée. Votre agressivité semble en effet incurable et il est très peu probable que vous parveniez à passer du physique au non-physique. Cependant, le groupe auquel j’appartiens a obtenu un sursis, le temps d’une dernière tentative. Nous pensons qu’avec ta collaboration, ton aide, l’expérience peut encore réussir.

– C’est ridicule. Je ne suis rien, personne.

– Tu as eu des problèmes, on le sait, évidemment, mais tu n’en étais pas responsable et c’est justement pour ça qu’on t’a choisi. Tu étais entouré de prédateurs et de lâches, pourtant tu n’es devenu ni l’un ni l’autre. Tu as su rester toi-même.

– La flatterie ne te conduira nulle part. Si tu me connais aussi bien que tu le prétends, tu devrais le savoir.

– Tu es la dernière chance de l’humanité. Écoute, j’en ai assez d’être une pierre. Je vais devenir un chat. J’aime bien ces animaux. Tu n’es pas allergique ?

– Euh, non.

– Siamois, abyssin, chartreux, sacré de Birmanie, angora, persan ? Il paraît que les persans sont très doux.

Crétin hausse les épaules.

– Gouttière ordinaire.

L’animal qui apparaît est tigré noir et fauve. Il a de grands yeux ronds et verts dans un visage triangulaire très fin. Assis sur la table basse, sa queue couvrant ses pattes, il considère son environnement.

– C’est plus sympathique à travers des yeux organiques, constate-t-il. Bien, reprenons.

– D’abord quelques questions ? coupe Crétin.

– Soit.

Le chat s’assied.

– Quelle était votre aspect, à l’origine ?

– Il est généralement admis qu’on vous ressemblait, mais nous n’avons plus d’aspect. Pour tenter une analogie à ta portée, nous sommes une sorte de programme capable d’utiliser les ressources de toutes les matières et énergies existantes.

– Il faut bien un support.

– Au niveau atomique, subatomique. Quantique.

– Donc tu es matériel. Infinitésimal, mais matériel.

– À ce stade, ça ne compte plus.

– Admettons. Où vivez-vous ?

– Au départ, on habitait une autre galaxie. Aujourd’hui, nos systèmes se trouvent plus près que celui-ci du centre de la Voie Lactée.

– Ça représente des milliers d’années-lumière. Comment faites-vous pour parcourir de telles distances ? Vous flottez pendant des siècles entre les étoiles ?

– Non. Mais je ne peux pas te donner d’explication à ta portée. Disons simplement que nous sommes capables de fusionner l’espace et le temps.

– Combien êtes-vous ?

– Environ 350 milliards.

– Et à quoi occupez-vous vos journées quand vous ne faites pas des expériences sur les êtres humains ? Comment vivez-vous ?

– C’est trop étranger à tes cadres de référence. Même si je te le montrais, tu ne comprendrais pas. On peut revenir à nos moutons ?

– Une dernière question : Tu as un nom ?

– On a un numéro. C’est plus pratique.

– Et votre système politique ?

Le chat soupire.

– Rien à voir avec la pagaille qui règne ici. En fait, nous avons dépassé ce stade.

– Mais tu as eu besoin de convaincre une ou plusieurs… personnes immatérielles d’accorder un sursis à notre monde. Donc il y a forcément, chez vous aussi, des relations de pouvoir. De la politique. Vous n’êtes pas plus de purs esprits que nous. Vous êtes simplement plus puissants.

Le chat se lève, fait quelques pas, secoue la tête.

– Je leur ai dit et répété que tu étais le mauvais choix. Tu es inculte, entêté, et tu as mauvais esprit. Mais les simulations t’ont désigné et c’était toi ou la destruction immédiate de l’humanité. Personnellement, je voulais refaire le coup de Jésus. C’était plus sûr.

– C’est vrai que ça a bien marché, ironise Crétin. Plein de crimes ont été commis en son nom au fil des siècles.

– C’est pourquoi, dit le chat, une autre stratégie a été décidée. Les réactions suscitées par la religion sont trop imprévisibles. On va faire de toi un philosophe et penseur de renommée planétaire. Tu répandras des idées pacifistes et non-violentes. Tu chanteras les louanges de la tolérance, du respect de l’autre, de la coopération entre les personnes, les nations et les civilisations. Tu feras la promotion de l’honnêteté, de la justice. Tu inciteras tes semblables à préférer la paix intérieure à l’appât du gain. Nous t’aiderons, enfin je t’aiderai. Tu en profiteras, bien entendu. Tu bénéficieras d’une notoriété et d’un statut social dépassant toutes tes espérances actuelles mais, pour réussir à sauver l’humanité, tu devras garder la tête sur les épaules.

– Trouve quelqu’un d’autre, dit Crétin.

– C’est toi qui est le mieux à même de réussir, c’est toi as été désigné.

– Je m’en fiche. Je ne veux pas. Et, de toute façon, tout ça est un rêve, ou un cauchemar. Quelle entité sensée confierait le destin du monde à un chauffeur-livreur ? C’est grotesque.

– Parce que tu possèdes des aptitudes dont tu n’as pas conscience.

– Quelle blague !

– C’est la réalité.

– À quoi bon  sauver l’humanité, s’emporte Crétin. Sauver les affameurs, les exploiteurs, les assassins, les génocidaires ? Les obsédés du pouvoir et de la domination ? En plus, si tes potes détruisent tout le monde, les victimes comme les bourreaux, ils seront bien pires que le plus détestable des êtres humains. Vous nous considérez, toi et les tiens, comme des rats de laboratoire. Votre expérience a raté ? Allez jusqu’au bout de votre démarche et détruisez-nous ou laissez-nous nous autodétruire. Vous pourrez toujours recommencer plus tard avec d’autres rats. Trouvez quelqu’un d’autre.

– Tu seras responsable de la disparition de ton espèce.

– Non, vous en serez responsables. Vous ne me ferez pas porter le chapeau.  En plus, même les grands méchants ont des bons côtés. Personne n’est entièrement mauvais.

– C’est justement pour ça que tu as été choisi. Tu vois que rien n’est univoque.

– Comme tout le monde.

– C’est ce que tu crois, mais tu te trompes. Les gens comme toi sont rares.

– Je t’ai déjà dit que la flatterie ne te conduirait nulle part.

– Je peux t’obliger à accepter.

– Vas-y. C’est ta responsabilité.

 

Crétin ouvre les yeux. Le plafond est très proche, blanc cassé et flou. Le visage d’un très jeune homme aux yeux gris, aux cheveux blonds très courts, apparaît dans son champ visuel.

– Ça va, monsieur ?

– Où suis-je ?

– Dans l’ambulance. On va partir pour l’hôpital. Je m’appelle David.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Vous avez perdu connaissance pendant qu’on vous extrayait de votre véhicule. Vous vous souvenez de l’accident ?

– Quel accident ?

– De quoi vous rappelez-vous ?

– J’ai livré des cartons à un monstre et une elfe, puis j’ai pris la route pour rentrer.

– Vous longiez l’aérodrome ?

– Quel aérodrome ?

– Celui de Persan. Un avion de tourisme à court de carburant a tenté un atterrissage d’urgence. Ses roues ont percuté votre camionnette, qui a fait plusieurs tonneaux. D’autres usagers de la route nous ont avertis. Vous étiez conscient à notre arrivée, mais, comme je l’ai dit, vous avez perdu connaissance pendant qu’on vous sortait de votre camionnette.

– Je n’ai plus de jambes ?

– Tout va bien, dit David. Votre ceinture vous a sauvé la vie. Les portières étaient bloquées et le pavillon enfoncé. Vous avez une entaille au front et une grosse bosse sur la partie droite du crâne, mais c’est apparemment tout. On va vous conduire à l’hôpital et faire des examens.

– Et les gens de l’avion ?

– Malheureusement…

– Ils y seraient arrivés si je n’étais pas passé ?

– Non. Le bout de la piste est à plus d’un kilomètre. D’après mes informations, ils  avaient décollé sans s’être assurés d’avoir assez de carburant en cas d’imprévu. Vous n’y êtes pour rien. Calmez-vous. Vous avez mal ?

– À la tête.

– Vous voulez un analgésique ?

– Non, merci, c’est supportable. Combien de temps suis-je resté sans connaissance ?

– Quelques minutes. Dix, tout au plus.

– J’ai fait un rêve bizarre.

– Ça arrive. Vous n’êtes pas gravement blessé et on va s’occuper de vous. Détendez-vous, laissez-nous faire.

Crétin ferme les yeux. L’ambulance démarre.

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