EXPÉRIENCE
Voyant qu’il serait en retard pour sa
dernière livraison de la journée, Oscar Crétin téléphone à Bertrand, le
responsable. De la musique et des conversations couvrent les propos de son
correspondant, qui répète d’une voix forte :
– Prenez votre temps. On fait une petite
fête. Si je ne suis pas à la réception, suivez le bruit.
Crétin donne un délai approximatif.
À son arrivée, un monstre noir sorti tout
droit du Seigneur des Anneaux,
l’attend devant la porte.
– Pas de panique, dit l’orque, qui ôte son
masque, dévoilant le visage rond d’un jeune homme avec une barbe de trois
jours. Je suis Bertrand. Je vous aide à décharger ?
Pendant qu’ils transbahutent les cartons de
foie gras bulgare, de confit de canard roumain et de chocolats théoriquement
belges de la camionnette jusqu’à un charriot sur roulettes, Bertrand explique
que la société fête la sortie de son nouveau jeu en ligne, Cities of Darkness, aventure palpitante, à mi-chemin de la
science-fiction et de l’heroïc-fantasy, située dans un monde post-apocalyptique.
Après avoir vérifié la livraison et signé
le bon, Bertrand propose à Oscar de boire un verre avec « la bande ».
– Je ne peux pas. Je conduis.
– C’est juste.
Apparaît alors une mince jeune fille aux
cheveux blancs et raides, au visage d’une pâleur de cadavre. Elle porte une
longue robe translucide dévoilant des dessous violets.
– Qu’est-ce que tu fabriques ici,
Bertrand ? demande-t-elle. On te cherche partout. C’est l’heure du
discours de Luidgi.
– La livraison, répond l’orque démasqué en
montrant le charriot.
Il se tourne vers Oscar et ajoute :
– C’est Aurore, notre reine des elfes.
– J’étais en retard, s’excuse Crétin.
Désolé. Il faut que j’y aille. Merci pour votre accueil.
La jeune femme diaphane lui adresse un large
sourire. Ses yeux bleus expriment la tendresse et la compassion. Oscar pourrait
se perdre dans ce regard.
– Bonsoir, marmonne-t-il.
Il regagne sa camionnette. Des jeunes qui
s’amusent, pense-t-il. Qu’est devenue mon insouciance ?
La nuit n’est pas tombée quand Crétin rentre
chez lui, ce soir de mai, après sa journée de chauffeur-livreur pour une
société de produits alimentaires faussement luxueux destinés aux comités
d’entreprise. Il fait doux. En ouvrant la fenêtre du séjour, il voit sur son
bureau, près de son ordinateur, une pierre noire plate qui lui rappelle les
galets de basalte tapissant le lit d’un ruisseau du Pays de Galles, autrefois.
Il en avait rapporté deux, il s’en souvient. Mais il ne les a plus, il en est
presque sûr. De toute façon, ils se rattachent au souvenir d’un échec et il
n’en aurait pas placé un sur son bureau.
Perplexe, il se penche sur la pierre, qui émet
soudain une lueur bleue et ronronne d’une voix androgyne :
– Bonsoir, Oscar. Nous avons pensé que
cette apparence anodine…
Crétin se redresse, panique, recule et se
dit qu’il perd la tête. Une brume rose l’enveloppe et il se sent aussitôt
calme, apaisé. La brume l’entraîne jusqu’à son canapé et le fait asseoir.
– Ceci n’est pas le fruit de ton
imagination, reprend le galet. Tu ne deviens pas fou. C’est la réalité. Comme
je disais, il nous a semblé que cette apparence anodine était propre à
minimiser ta réaction. Cependant, je peux prendre n’importe quel aspect : jolie
fille, vieux sage, animal, meuble, personnage historique, acteur ou actrice
vivants ou disparus, créatures imaginaire…
L’agressivité de Crétin prend le dessus.
– Et me foutre la paix, tu peux ?
Le galet traverse la pièce puis, aussi
léger qu’une plume, se pose sur la table basse, devant Crétin.
– Impossible, dit-il. Tu as été désigné. Je
suis chargé d’expliquer. Je sais que tu apprécies Meryl Streep. Aimerais-tu que
je prenne son apparence ?
– Non. Reste pierre.
– Ce serait plus facile pour toi si j’étais
un être vivant.
– Bousier ? Limace ?
Couleuvre ? Ver de terre ?
– Un mammifère serait préférable. Cependant,
je conseille un personnage historique. Ce serait bon pour ton ego.
– Hitler ? Franco ?
Staline ? Salazar ? Pinochet ? Idi Amin ? Bokassa ?
Mao ?
– Je pensais à des personnalités plus
positives. Gandhi, Mandela, Martin Luther King, Jaurès, Mendes-France.
– Pour moi, tous ces types, c’est du pareil
au même. Reste galet de basalte du ruisseau du Pays de Galles. Ça me convient
très bien. Ça ne t’empêche manifestement pas de parler. Maintenant fais
disparaître cette brume qui me paralyse. Je voudrais aller chercher une bière.
Après une journée de travail, j’ai droit à une bière.
– Et tu m’écouteras ?
– Promis.
Le brouillard rose se dissipe, mais pas la
lueur bleue émanant du galet noir. Oscar se lève, gagne la cuisine, prend une
cannette dans le frigo. Il aperçoit, par la fenêtre, les immeubles semblables
au sien de de sa cité. Il boit une gorgée de bière, retourne s’asseoir sur le
canapé.
– Je t’écoute, dit-il au galet.
– Très bien. L’espèce à laquelle
j’appartiens habite cette galaxie depuis sept millions d’années, au moins. Tu
ne peux pas imaginer l’étendue de notre savoir, la puissance de notre
technologie… Nous sommes des êtres d’éther, mais ça n’a pas toujours été le
cas. Dans un passé très reculé, nous avons été des individus de chair et nous
savons que la tolérance, la bienveillance, la coopération entre les individus
et les peuples, la spiritualité, ont amorcé le passage du physique au
non-physique. Cependant nous ignorons comment… et nous ne connaissons pas les
étapes de cette transformation. Nous savons seulement qu’elle a duré environ
quarante mille ans à partir de l’apparition d’êtres possédant l’intelligence indispensable.
« Une expérience a été autorisée. Sur
cette planète, que vous appelez Terre, le patrimoine génétique d’une espèce
relativement évoluée a été modifié en vue de favoriser l’apparition des
qualités et aptitudes jugées nécessaires. Au début, tout a bien marché. La
planète est vaste et il y avait de la place pour tout le monde. Puis vous vous
êtes multipliés plus vite que prévu et la violence a fait son apparition, mais nous
ne nous sommes pas inquiétés. C’était un passage obligé. Nous avons simplement
tenté d’inverser la tendance. Nous choisissions une personne que nous chargions
de répandre la bonne parole. Mais il semble que vous ayez la barbarie chevillée
au corps. Vous transformez les meilleures intentions en bonnes raisons de vous
entretuer. Sans parler, depuis deux siècles, de la destruction de votre environnement. »
La pierre se tait, comme si elle attendait
une réaction.
– Vous êtes peut-être parti sur de mauvaises
bases, finit par hasarder Oscar.
– On y a pensé, évidemment. Tous les
calculs et tous les préparatifs ont été systématiquement réexaminés. Aucune
erreur n’a été constatée. Nous avons donc conclu qu’un paramètre nous
échappait, mais impossible de déterminer lequel. En conséquence, la destruction
de votre espèce a été programmée. Votre agressivité semble en effet incurable
et il est très peu probable que vous parveniez à passer du physique au
non-physique. Cependant, le groupe auquel j’appartiens a obtenu un sursis, le
temps d’une dernière tentative. Nous pensons qu’avec ta collaboration, ton
aide, l’expérience peut encore réussir.
– C’est ridicule. Je ne suis rien,
personne.
– Tu as eu des problèmes, on le sait,
évidemment, mais tu n’en étais pas responsable et c’est justement pour ça qu’on
t’a choisi. Tu étais entouré de prédateurs et de lâches, pourtant tu n’es
devenu ni l’un ni l’autre. Tu as su rester toi-même.
– La flatterie ne te conduira nulle part.
Si tu me connais aussi bien que tu le prétends, tu devrais le savoir.
– Tu es la dernière chance de l’humanité. Écoute,
j’en ai assez d’être une pierre. Je vais devenir un chat. J’aime bien ces
animaux. Tu n’es pas allergique ?
– Euh, non.
– Siamois, abyssin, chartreux, sacré de
Birmanie, angora, persan ? Il paraît que les persans sont très doux.
Crétin hausse les épaules.
– Gouttière ordinaire.
L’animal qui apparaît est tigré noir et
fauve. Il a de grands yeux ronds et verts dans un visage triangulaire très fin.
Assis sur la table basse, sa queue couvrant ses pattes, il considère son
environnement.
– C’est plus sympathique à travers des yeux
organiques, constate-t-il. Bien, reprenons.
– D’abord quelques questions ? coupe
Crétin.
– Soit.
Le chat s’assied.
– Quelle était votre aspect, à l’origine ?
– Il est généralement admis qu’on vous ressemblait,
mais nous n’avons plus d’aspect. Pour tenter une analogie à ta portée, nous
sommes une sorte de programme capable d’utiliser les ressources de toutes les
matières et énergies existantes.
– Il faut bien un support.
– Au niveau atomique, subatomique. Quantique.
– Donc tu es matériel. Infinitésimal, mais
matériel.
– À ce stade, ça ne compte plus.
– Admettons. Où vivez-vous ?
– Au départ, on habitait une autre galaxie.
Aujourd’hui, nos systèmes se trouvent plus près que celui-ci du centre de la
Voie Lactée.
– Ça représente des milliers
d’années-lumière. Comment faites-vous pour parcourir de telles distances ?
Vous flottez pendant des siècles entre les étoiles ?
– Non. Mais je ne peux pas te donner
d’explication à ta portée. Disons simplement que nous sommes capables de
fusionner l’espace et le temps.
– Combien êtes-vous ?
– Environ 350 milliards.
– Et à quoi occupez-vous vos journées quand
vous ne faites pas des expériences sur les êtres humains ? Comment
vivez-vous ?
– C’est trop étranger à tes cadres de
référence. Même si je te le montrais, tu ne comprendrais pas. On peut revenir à
nos moutons ?
– Une dernière question : Tu as un
nom ?
– On a un numéro. C’est plus pratique.
– Et votre système politique ?
Le chat soupire.
– Rien à voir avec la pagaille qui règne
ici. En fait, nous avons dépassé ce stade.
– Mais tu as eu besoin de convaincre une ou
plusieurs… personnes immatérielles d’accorder un sursis à notre monde. Donc il
y a forcément, chez vous aussi, des relations de pouvoir. De la politique. Vous
n’êtes pas plus de purs esprits que nous. Vous êtes simplement plus puissants.
Le chat se lève, fait quelques pas, secoue
la tête.
– Je leur ai dit et répété que tu étais le
mauvais choix. Tu es inculte, entêté, et tu as mauvais esprit. Mais les
simulations t’ont désigné et c’était toi ou la destruction immédiate de
l’humanité. Personnellement, je voulais refaire le coup de Jésus. C’était plus
sûr.
– C’est vrai que ça a bien marché, ironise
Crétin. Plein de crimes ont été commis en son nom au fil des siècles.
– C’est pourquoi, dit le chat, une autre
stratégie a été décidée. Les réactions suscitées par la religion sont trop
imprévisibles. On va faire de toi un philosophe et penseur de renommée
planétaire. Tu répandras des idées pacifistes et non-violentes. Tu chanteras
les louanges de la tolérance, du respect de l’autre, de la coopération entre
les personnes, les nations et les civilisations. Tu feras la promotion de
l’honnêteté, de la justice. Tu inciteras tes semblables à préférer la paix intérieure
à l’appât du gain. Nous t’aiderons, enfin je t’aiderai. Tu en profiteras, bien
entendu. Tu bénéficieras d’une notoriété et d’un statut social dépassant toutes
tes espérances actuelles mais, pour réussir à sauver l’humanité, tu devras
garder la tête sur les épaules.
– Trouve quelqu’un d’autre, dit Crétin.
– C’est toi qui est le mieux à même de
réussir, c’est toi as été désigné.
– Je m’en fiche. Je ne veux pas. Et, de
toute façon, tout ça est un rêve, ou un cauchemar. Quelle entité sensée
confierait le destin du monde à un chauffeur-livreur ? C’est grotesque.
– Parce que tu possèdes des aptitudes dont
tu n’as pas conscience.
– Quelle blague !
– C’est la réalité.
– À quoi bon sauver l’humanité, s’emporte Crétin. Sauver
les affameurs, les exploiteurs, les assassins, les génocidaires ? Les
obsédés du pouvoir et de la domination ? En plus, si tes potes détruisent
tout le monde, les victimes comme les bourreaux, ils seront bien pires que le
plus détestable des êtres humains. Vous nous considérez, toi et les tiens,
comme des rats de laboratoire. Votre expérience a raté ? Allez jusqu’au
bout de votre démarche et détruisez-nous ou laissez-nous nous autodétruire. Vous
pourrez toujours recommencer plus tard avec d’autres rats. Trouvez quelqu’un
d’autre.
– Tu seras responsable de la disparition de
ton espèce.
– Non, vous
en serez responsables. Vous ne me ferez pas porter le chapeau. En plus, même les grands méchants ont des bons
côtés. Personne n’est entièrement mauvais.
– C’est justement pour ça que tu as été
choisi. Tu vois que rien n’est univoque.
– Comme tout le monde.
– C’est ce que tu crois, mais tu te
trompes. Les gens comme toi sont rares.
– Je t’ai déjà dit que la flatterie ne te
conduirait nulle part.
– Je peux t’obliger à accepter.
– Vas-y. C’est ta responsabilité.
Crétin ouvre les yeux. Le plafond est très
proche, blanc cassé et flou. Le visage d’un très jeune homme aux yeux gris, aux
cheveux blonds très courts, apparaît dans son champ visuel.
– Ça va, monsieur ?
– Où suis-je ?
– Dans l’ambulance. On va partir pour
l’hôpital. Je m’appelle David.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Vous avez perdu connaissance pendant
qu’on vous extrayait de votre véhicule. Vous vous souvenez de l’accident ?
– Quel accident ?
– De quoi vous rappelez-vous ?
– J’ai livré des cartons à un monstre et
une elfe, puis j’ai pris la route pour rentrer.
– Vous longiez l’aérodrome ?
– Quel aérodrome ?
– Celui de Persan. Un avion de tourisme à
court de carburant a tenté un atterrissage d’urgence. Ses roues ont percuté
votre camionnette, qui a fait plusieurs tonneaux. D’autres usagers de la route
nous ont avertis. Vous étiez conscient à notre arrivée, mais, comme je l’ai
dit, vous avez perdu connaissance pendant qu’on vous sortait de votre camionnette.
– Je n’ai plus de jambes ?
– Tout va bien, dit David. Votre ceinture
vous a sauvé la vie. Les portières étaient bloquées et le pavillon enfoncé. Vous
avez une entaille au front et une grosse bosse sur la partie droite du crâne,
mais c’est apparemment tout. On va vous conduire à l’hôpital et faire des
examens.
– Et les gens de l’avion ?
– Malheureusement…
– Ils y seraient arrivés si je n’étais pas
passé ?
– Non. Le bout de la piste est à plus d’un
kilomètre. D’après mes informations, ils avaient décollé sans s’être assurés d’avoir
assez de carburant en cas d’imprévu. Vous n’y êtes pour rien. Calmez-vous. Vous
avez mal ?
– À la tête.
– Vous voulez un analgésique ?
– Non, merci, c’est supportable. Combien de
temps suis-je resté sans connaissance ?
– Quelques minutes. Dix, tout au plus.
– J’ai fait un rêve bizarre.
– Ça arrive. Vous n’êtes pas gravement
blessé et on va s’occuper de vous. Détendez-vous, laissez-nous faire.
Crétin ferme les yeux. L’ambulance démarre.
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